Lettre ouverte aux professionnels et aux décideurs politiques
Le débat actuel autour des incidents récents de jeunes privés de liberté à l’UNISEC (Unité de sécurité) du CSEE (Centre socio-éducatif de l’État) de Dreiborn et de la réforme annoncée de la loi relative à la protection de la jeunesse avec notamment l’introduction d’un droit pénal pour mineurs (« à objectif éducatif et réhabilitant plutôt que répressif ») m’incite à proposer une humble contribution à ce dossier difficile.
Oui, il faut une loi pour donner des réponses claires et des procédures transparentes à ces jeunes qui ont commis des actes graves de transgression. Il faut dire la loi et il faut appliquer la loi par des mesures, des sanctions clairement définies.
Mais les méthodes d’intervention doivent être adaptées: on ne peut plus espérer que ces
sanctions auront par elles-mêmes pour effet «qu’ils comprennent enfin», ni qu’elles constituent le dernier moyen de «leur faire comprendre…». Les jeunes en question, qu’ils soient «détenus» ou «placés-déplacés», retiendront très majoritairement avant tout qu’ils ont été exclus, jetés dehors, et connaîtront plutôt un sentiment de révolte qui les confirmera dans leur manière d’être et de faire.
Oui, il faut du personnel qualifié, et en nombre suffisant. Et ce travail éducatif est et reste un travail collectif et de longue haleine, qui n’a rien à voir avec des solutions toutes faites ou des effets magiques. Nous savons tous combien l’engagement des professionnels et leur amour envers ces jeunes et pour leur travail auprès d’eux sont précieux à tous les niveaux et en général très épuisants. Beaucoup de ces jeunes ont connu des «placements et déplacements multiples», ont été mis à l’écart répétitivement et ont développé des stratégies de survie qui mettent à l’épreuve, voire en situation d’échec, ces professionnels et l’ensemble du secteur de l’aide à l’enfance. Oui, ils
sont experts à contrer les tentatives que les professionnels inventent pour les faire (r)entrer dans les rangs, et sur ce terrain ils ont très souvent quelques longueurs d’avance. Ils ne connaissent et n’acceptent ni limites ni interdits.
Oui, il faut des bâtiments adéquats. L’architecture de ces bâtiments est certes importante, mais elle ne vaut pas tout. Ce qui importe c’est que ces bâtiments soient conçus et réalisés en concertation étroite avec les professionnels, experts en la matière.
Et ce qu’il faut, avant tout, c’est des «lieux» où les jeunes pourront «déposer leur valise» et «éprouver le lieu» autrement que par ce qu’ils ont connu: la répétition de la rupture et de la mise à l’écart.
Afin de pouvoir offrir aux jeunes de tels lieux, il faut impérativement que les institutions assurent aux professionnels une «permanence» et des garanties, des sécurités qui leur permettent de se mettre en jeu et d’oser aller au risque relationnel (référence à la «Traumapädagogik»).
Nous avons – en permanence- à reconsidérer notre représentation de ces jeunes qui tienne la route et qui permette d’aller à leur rencontre, alors même qu’ils se présentent (temporairement)sans limites, omnipotents, énigmatiques, auto-suffisants, voire auto-fondateurs, et qu’en même temps ils en souffrent.
En effet, la loi, une fois dite et appliquée, ne s’inscrit pas automatiquement du côté des mineurs en cause. Encore faut-il que l’acte transgresseur donne lieu à un travail psychique, un travail d’élaboration psychique. En effet, les vraies menaces relatives à ces conduites violentes et antisociales ne sont pas celles qui pèsent sur «l’ordre public», mais celles qui touchent les jeunes au plus profond de leur être, de leur subjectivité. La situation de ces jeunes relève avant tout de difficultés de subjectivation, càd de difficultés à pouvoir se construire, à construire leur identité, autrement qu’en faisant «éclater le système» (Systemsprenger), donc par la mise à l’épreuve radicale des liens (qui sera comprise dans la catégorie de la délinquance). Il ne peut être question de vouloir les enfermer dans des catégories (nosographiques ou autres) ou des classements, alors que les facteurs de mise en place de tels modes de fonctionnement semblent multiples.
Ce travail psychique dont question n’est pas de l’ordre du redressement comportemental par rapport à une norme… . C’est un travail psychique, un travail sur soi-même, autour de questions liées à l’identité, sa propre subjectivité, sa manière de se situer dans l’existence et par rapport à autrui. Et un tel travail n’est pas évident à engager. Les événements récents viennent illustrer le malaise et le désarroi du côté des jeunes, des professionnels et des responsables judiciaires et politiques.
La question est de savoir comment on peut atteindre ceux qui ne se laissent pas atteindre, comment se mettre à l’écoute de ceux qui ne nous demandent rien, qui nous fuient, nous échappent, échappent à leurs parents, aux institutions, qui se méfient de tout et de tous, surtout qui ne veulent s’attacher à personne quand personne ne leur paraît fiable.
Certainement pas en leur imposant des «psychothérapies», à partir de la certitude que cela leur ferait du bien. Tout simplement parce que ce sont les mêmes mécanismes qui sous-tendent la tendance à l’agir (actes violents et antisociaux) et l’impossibilité d’investir une demande de psychothérapie habituelle: ces mécanismes sont pratiquement toujours en lien étroit avec des troubles précoces du lien.
Il n’est pas vain de recourir à l’expérience des professionnels qui accompagnent et qui ont accompagné ces jeunes dans des registres différents. Et l’expérience nous fait dire qu’au-delà du refus manifeste il y a une demande latente, masquée, cachée, insoupçonnée. Et il n’y a pas 36 façons pour susciter ce désir de rencontre caché : C’est d’être nous-mêmes désirants, désirants de
les rencontrer. Mon hypothèse de travail, la voici : Ces jeunes en appellent à notre désir pour relancer leur propre désir en attente. Il faut pour cela que nous reconnaissions dans leur acte anti-social un facteur d’espoir, en ce qu’il contient un appel :
un appel à leur insu,
un appel qui ne se sait pas,
un appel que nous avons à construire avec eux, afin qu’il arrive à être formulé, mis en mots, et adressé.
Pour que ces jeunes ne restent pas purs objets de la demande d’un juge, mais s’engagent dans une voie propre, personnelle, il faut mettre en place un cadre qui répond à un certain nombre de conditions.
La mise en place d’un tel cadre est de la responsabilité de l’ensemble du secteur de l’aide à l’enfance et reste à être articulé à plusieurs niveaux (entre les professionnels (un «travail sur le lien»), entre les institutions du secteur (un «travail institutionnel et inter-institutionnel») et avec le monde politique (un «travail de transversalité»).
1) Un lien de confiance doit pouvoir se construire à travers un accompagnement éducatif, et à travers une écoute «clinique».
Cela demande du temps. Et cela ne peut être obtenu par la force.
Il faut que des adultes acceptent de se poser face à ces jeunes, de s’exposer avec leur subjectivité propre, avec leur désir propre.
C’est autre chose que de mettre en place des protocoles, des procédures d’investigation,
d’évaluation, de contrôle. C’est mettre en route un dispositif d’écoute, de confiance et
d’accompagnement. C’est accepter de se laisser surprendre, d’entendre l’inaudible. C’est accepter l’ouverture vers l’inconnu en s’appuyant sur une rencontre singulière, chaque fois unique.
Voilà un travail qui engage et qui nécessite de la confiance entre professionnels et des
coopérations inter-institutionnelles.
2) Il faut aborder les jeunes comme sujets, sans les départager en deux catégories en angélisant les enfants-victimes (Opfer) et -en diabolisant les enfants auteurs (Täter).
Il faut au contraire avoir la conviction, et la soutenir dans la durée, entre avancées et régressions, entre réussites et échecs, que les jeunes en danger et les jeune dangereux sont souvent les mêmes, à des moments différents de leur vie.
Entre ce qu’on a subi et le possible renversement en violence agie, chaque enfant, chaque jeune, se structure et se défend comme il peut.
3) Le juge devient le représentant d’une loi structurante à condition que cette loi et son application ne soient pas aveuglément répressives. Elles pourraient renforcer le sentiment d’injustice et la violence dans une spirale infernale.
La loi devient structurante et pacifiante dans la mesure où elle prend appui sur la dimension symbolique de la Loi qui structure le psychisme de l’être humain et lui permet de trouver sa place dans l’ordre des générations et lui confère une identité propre.
Un rappel à la loi risque de ne pas prendre du tout (comme on dit que la mayonnaise prend), mais glissera comme sur les plumes d’un canard, s’il n’est pas intériorisé à travers un travail psychique.
4) Il faut un accompagnement éducatif et une écoute «clinique». Je me limite ici même à une proposition de mise en place d’une écoute «clinique», ce qui ne veut en aucun cas dire que l’accompagnement éducatif serait moins important.
Certaines conditions relatives au positionnement du «clinicien» dans le cadre institutionnel doivent être remplies pour rendre possible un tel travail psychique.
Pour nommer le professionnel je recours à l’expression de «clinicien», celui qui fait un «travail clinique», à l’image de celui qui est au chevet du «malade», qui n’a d’autre attention que pour la personne face à lui, pour essayer de comprendre ce que la personne a à lui dire.
Le clinicien n’est pas là pour le juge. Il est là par le juge et pour l’enfant.
Il n’est pas en position d’expert (souvent la demande judiciaire), ni en position de thérapeute (souvent la visée du psychologue). Il a à inventer une voie nouvelle entre ces deux positionnements : L’expertise se pratique à la demande d’un juge ; la thérapie ne peut être mise en route sans une demande du sujet lui-même.
C’est une place inconfortable à tenir, qui oblige le clinicien à se démarquer du discours ambiant, à se décaler des demandes administrative, sociale et judiciaire qui concourent à essayer de le définir.
Le clinicien en institution est un funambule.
Il est là pour être à l’écoute du jeune, essayer de le rejoindre, non pas pour réaliser des diagnostics, des expertises, investigations, évaluations etc. Si c’est à faire, c’est à faire par d’autres et ailleurs.
Quant aux rapports écrits, à la demande du juge, il ne s’agit ni de « tout dire » (transparence), ni de « rien dire » (secret). Il s’agit ici encore, d’inventer une écriture qui peut éclairer le juge, qui témoigne d’un éventuel travail psychique engagé, permettant au juge de trouver les mots justes à l’encontre du jeune. Il s’agit d’ouvrir des pistes de réflexion plutôt que de les fermer par des certitudes diagnostiques et pronostiques.
Il faudra garantir qu’une prise en charge psychologique, telle qu’esquissée ci-devant, soit maintenue par un même service, par les mêmes professionnels, même alors que des mesures différentes sont prises à l’égard d’un même jeune, en des lieux différents. Ce qui doit être traité doit l’être dans la continuité d’un lien avec les mêmes personnes. Cela exige que les services d’aide pour ces jeunes soient complètement réorganisés. Voilà un vrai défi à relever au niveau politique.
En fin de compte, il n’est pas question de condamner l’enfant ou le jeune, mais bien, en le confrontant à la loi, de lui proposer un espace d’ouverture, (fût-ce à l’intérieur du lieu
d’enfermement), pour rendre possible l’émergence de son désir latent, caché. Car c’est de cela qu’il s’agit : Que l’enfant, le jeune, arrive à intérioriser cette loi fondamentale, symbolique, fondatrice de tous les rapports humains.
Evidemment, il n’y a pas de garantie. Mais l’enjeu en vaut la chandelle. A condition qu’une telle démarche soit portée par l’engagement du secteur, des secteurs, par une transversalité, un décloisonnement entre secteurs et une prise de responsabilité politique.
Un dernier mot : la compréhension actuelle de beaucoup de nos concitoyens du droit (la loi, c’est ce qui est à mon service, dans le cas contraire, j’essaie de la contourner) que l’on rencontre dans toutes les sphères de la société, n’est pas de nature à faciliter le travail que j’ai esquissé.
Référence: “Jeunes sans limites, jeunes sans frontières. Exigences de regards croisés et de coopérations interinstitutionelles.“ Actes des 1ères Journées d’études et de formation européennes organisées par MèTIS EUROPE et ADCA Luxembourg les 23 et 24 octobre 2008 à Luxembourg. Ce document qui reste d’une actualité étonnante pourrait servir de base à un travail collectif.
19 octobre 2022
René Schmit, psychologue, psychothérapeute, ancien directeur des Maisons d’Enfants de l’État (AITIA)
Rene Schmit