Un texte de GILBERT PREGNO concernant LE PLACEMENT DES ENFANTS ET L’INTERVENTION DES FORCES DE L’ORDRE
Résumé : Ce texte critique l’usage de la force qui est mis en acte lors de placements judiciaires d’enfants et d’adolescents : une mesure de placement est prise par un juge et le parquet charge la police d’exécuter cette mesure. Celle-ci intervient alors dans les familles, les écoles, maisons-relais et foyers pour récupérer des mineurs et les conduire en centres d’accueil. Cet usage de la force, disproportionné dans la toute grande majorité des cas, est devenue pratique courante. Il est question du silence assourdissant des professionnels par rapport à cette pratique institutionnelle qui relève tout simplement de la maltraitance. Sont évoqués aussi la place du judiciaire dans la prise en charge des mineurs, la « déjudiciarisation » qui ne se fera pas si on ne réussit pas à améliorer la qualité et l’architecture des services de soins, le rôle de l’ONE qui manque de moyens, alors même que l’on constate le poids que prennent dans le secteur des démarches bureaucratiques.
Pour lire la version entière de l’article, veuillez télécharger le document en annexe.
Quand j’ai pris mes fonctions de directeur à la Fondation Kannerschlass il y a 25 ans, un de mes 1ers contacts était avec un jeune garçon de 8 ou 9 ans qui j’ai croisé dans le couloir du Kannerschlass à Sanem. On m’a appris que la police, après l’avoir « récupéré » dans sa salle de classe l’avait « déposé » dans notre institution : je me souviens de son regard apeuré, le cartable sous le bras, attendant de voir ce qui allait se passer, … Il avait suffi d’un appel téléphonique qu’un enseignant avait adressé à un collègue : il y a fait état que ce jeune aurait menacé d’autres enfants avec un couteau. Cet appel avait été relayé par le psychologue au Parquet qui avait agi dans « l’urgence », comme cela se faisait si souvent jusqu’à il y a encore une bonne dizaine d’années. Dans la suite j’ai appris que plus personne ne savait exactement ce que ce jeune avait fait ce matin-là ! On se contenta de justifier l’intervention en clamant haut et fort que de toute façon il allait mal et qu’il n’était pas bien encadré par sa famille. Fait très troublant pour moi…les parents ne voyant pas rentrer leur fils à midi, se sont adressés à la police la peur dans l’âme. L’agent en service les invita à regarder dans leur boîte aux lettres : ils y trouveraient l’ordonnance du juge qui autorisait cette mesure. Voilà, tout était fait !
« Tout paraissait tellement simple », m’étais-je dit. J’avais beau entendre que c’était une pratique courante, une voix intérieure me soufflait que cela était pour le moins expéditif et hasardeux. 25 ans plus tard … 25 ans plus tard je me rends compte combien les choses ont changé. Beaucoup de progrès peuvent être énumérés. Tout le monde essaie d’apprendre, du moins de se convaincre, qu’une mesure prise pour un enfant et contre les parents a moins de chances d’aboutir. Il y a aussi une plus grande prudence par rapport aux placements, même si le taux reste fort élevé. Nous nous questionnons de plus en plus souvent par rapport à l’intervention du judiciaire, ou peut-être devrais-je écrire sur les raisons qui font que tant de professionnels font appel au judiciaire pour, comme on aime si bien le dire, contraindre les parents à accepter une aide. Sur ce point rien ou très peu a changé : le judiciaire reste le passage privilégié par les professionnels pour la plupart des placements. Pour solliciter plus de démarches volontaires, il y aurait des efforts à faire pour développer d’autres stratégies de prise en charge qui, tout en étant efficaces dans le temps, prendraient plus en compte le respect qui est dû à des personnes en difficulté et sans recourir si aisément à des solutions de facilité : nous savons que l’intervention d’un juge semble certes efficace à priori, mais elle est souvent perçue de façon traumatisante, voire violente et incompréhensible. Loin de moi de vouloir remettre en question le rôle et la place du judiciaire, mais j’estime que son intervention doit être limitée aux situations d’enfants et d’adolescents qui sont en grand danger et où seul le juge est en mesure d’intervenir. Trop recourir au juge banalise son intervention et tue la justice en fin de compte! Pas de « déjudiciarisation » sans une meilleure prise en charge ambulatoire et résidentielle
On parle beaucoup de « déjudiciarisation » … mais je doute que cela puisse se faire si l’on ne réussit pas à améliorer l’architecture des services de prise en charge et aussi de rendre ces services plus efficaces. Sur ce point il faut se rendre compte que nous avons sur les vingt dernières années développé de nombreuses structures d’aide, mais il y a eu croissance inflationniste et chaotique et l’on a oublié d’organiser ces structures. J’entends de nombreux parents se plaindre que dans la masse des services offerts, ils sont incapables de trouver ce dont ils ont besoin. Je pense qu’ils ont raison, même si parfois cela peut les arranger. D’ailleurs, il faut savoir que c’est pareil pour les professionnels qui eux aussi ne s’y retrouvent plus toujours. Aujourd’hui on s’affaire à mettre en place des stratégies de coordination pour mieux gérer cette pléthore : l’Office nationale de l’Enfance (ONE) est un organisme important dans ce sens, le plus important. Il manque cruellement de moyens et de ce fait contribue à maintenir, voire à aggraver les problèmes. En outre l’ONE a réussi en peu de temps à créer une énorme bureaucratie autour de la prise en charge : la lourdeur a un effet asphyxiant. Le travail social est devenu beaucoup plus cher ! J’ai une boule de cristal que je consulte régulièrement et qui dispose de 2 programmes : l’un prédit l’évolution positive, l’autre négative. Pour l’évolution positive, je décèle une meilleure coordination autour des situations difficiles et aussi qu’avec le temps on peut observer un allégement du carcan bureaucratique : beaucoup des difficultés initiales ont été amorties. Quant au programme négatif, je vois des évolutions qui coulent de source : les directeurs et gestionnaires des institutions sont tous devenus des comptables aguerris, ils savent toutes et tous manier d’impressionnants programmes comptables. Toutes ces personnes ont remplacé dans leurs bibliothèques les classiques des sciences de l’éducation et du travail social par de savantes encyclopédies qui les initient aux secrets des plans comptables. On ne sait plus faire la différence entre un gestionnaire et un responsable de service : les uns et les autres se voient comme des experts du terrain. Quant aux intervenants de 1ere ligne, ce sont de braves soldats qui s’exécutent, le regard braqué sur leur montre. L’expérience de travail est devenu un handicap et les intervenants plus âgés courent le risque de ne plus trouver d’emploi, car « ils coûtent trop cher », comme on aime si bien le dire. Donc mieux vaut se contenter des jeunes qui ne viennent que de terminer leur formation. Fait consternant : dorénavant il faut savoir que la misère psychologique, la difficulté relationnelle et éducative, la pauvreté se mesurent en termes des coûts que représente l’intervention d’un professionnel. Les grands projets de justice sociale qui étaient le propre de notre engagement n’existent plus que dans les historiques. Personne n’est responsable : la police qui intervient sur ordre du parquet qui agit sur base d’un jugement du juge de la jeunesse …
Pour en revenir à la question de l’intervention de la police … rien ou peu a changé dans cette façon d’exécuter des mesures de placement en faisant intervenir la police. La police intervient au domicile des enfants, dans les maisons-relais, dans les écoles fondamentales ou alors post-primaires. Les policiers ont pour consigne d’intervenir en costume civil et non pas en uniforme et avec une voiture banalisée. J’entends, et de façon régulière, que cela n’est pas toujours le cas ! Je ne veux pas trop m’étaler sur cette question, car, même si elle est importante, elle risque de nous détourner de la critique générale qu’il faut faire et qui, elle, touche au fait que la police doit intervenir dans pratiquement tous les cas. Que les policiers le fassent en civil amortit certes l’impact social de l’intervention, mais n’enlève rien aux effets traumatisants que cela entraîne. Je sais aussi qu’un certain nombre de policiers rechignent à faire cette intervention et s’en plaignent régulièrement : cela parle pour le bon sens qu’ils ont. Je l’évoque car ce n’est certainement pas eux que je veux attaquer. Ils ne font qu’exécuter un ordre qui leur est transmis par le parquet. Donc pour le dire clair et net : eux n’y sont pour rien ! Si j’ai bien compris l’agencement des procédures, le parquet a pour tâche de veiller à ce que la mesure qui est ordonnée par le juge soit mise en place. Si les policiers sont aux ordres, il faut bien reconnaître que les parquetiers eux aussi ne font qu’exécuter une mesure et sont dans la logique du fonctionnement du judiciaire. Conclusion : le parquet ne fait rien qui ne soit pas prescrit dans les textes. Là aussi : ils n’y sont pour rien ! Donc nous arrivons au juge de la jeunesse : celui-ci évalue une situation sur la base de rapports qui lui ont été adressés et aussi dans un certain nombre de cas à la suite de rencontres avec les parents et les enfants. L’appréciation du juge se fonde sur une intime conviction et cela le porte à prononcer un jugement. Donc à bien y réfléchir : le juge ne fait que son métier et lui quand il apprécie une situation en concluant que le séjour d’un enfant dans une institution est une réponse adéquate, il se situe dans la logique d’une loi qui a pour objet la protection d’un enfant. Il faudrait évoquer que les textes de loi sur la protection des enfants n’ont pas été mis à jour depuis longtemps, souffrent de conceptions qui remontent à 40 et 50 ans, mais c’est une autre paire de manches. Ce n’est pas le juge qui décide de comment sera exécutée sa décision, tout comme d’ailleurs le juge de la chambre criminelle ne se soucie pas de la qualité du traitement pénologique ni de la façon dont le coupable sera conduit en prison. Bien que …. il faut peut-être rappeler que la particularité de la fonction du juge de la jeunesse est qu’il est responsable du suivi de la mesure qu’il ordonne. Compte tenu du nombre de dossiers qu’il a à traiter, je me demande bien comment il pourrait y donner suite ! Au risque de me répéter : le juge des enfants n’y peut rien lui non plus.
Qui nous reste-t-il encore maintenant ? Je pourrais parler des professionnels qui signalent la situation au juge. Ont-ils réfléchi aux conséquences du signalement ou bien se sont-ils dit qu’ils ont atteint les limites de leur capacité d’intervention et qu’ils doivent passer la main ? Je me rends compte que très souvent, une fois que le signalement a été fait, le dossier est clos pour eux et ils passent à autre chose. Donc eux aussi … ! Je me demande ce qu’ils peuvent bien avoir affaire avec l’intervention de la police. J’espère que l’on ne m’en voudra pas si je le répète encore une fois : ils n’y sont pour rien ! La force de la loi ou la loi de la force … la maltraitance institutionnelle ! Avouons que c’est vraiment impressionnant de voir le nombre de personnes qui sont impliquées dans cette décision et dans son exécution et qu’en fin de compte personne n’est responsable. Mais responsable de quoi ? J’estime que faire intervenir la police, en uniforme ou pas, sous ces conditions est une grave forme de maltraitance institutionnelle. Nous avons beau parler de la violence des parents, rester borgne et aveugle sur notre violence à nous. Cela ne nous fait pas honneur ! Quand des collègues étrangers viennent à connaître cette pratique, j’observe toujours qu’ils n’en croient pas leurs oreilles : j’en éprouve de la honte ! Cette façon de faire est vécue de façon traumatisante par les enfants : c’est la règle. Il ne faut pas avoir fait des études académiques pour le comprendre, le bon sens suffit : on ne soumet pas des enfants à une telle charge émotionnelle, sauf en cas de force majeure et dans des situations exceptionnelles et rares ! Il m’arrive d’entendre mes collègues raconter que l’enfant qui a été amené par la police dans le centre d’accueil a bien supporté cette mesure : « il s’est fort bien adapté dans l’institution après son transfert … » « Il sourit et quand ses parents sont venus le voir, il a détourné le regard ». C’est possible, mais qu’il me soit permis d’exprimer quelques doutes. Il faut se rappeler ce que décrivent les psycho-traumatologues sur les conséquences des traumatismes. Face à la violence, les enfants tout comme les adultes se sauvent en s’adaptant aveuglément à la nouvelle situation : c’est une façon de garder un minimum de contrôle sur ce qui arrive. Il s’agit-là d’un dispositif dont dispose le psychisme pour amortir les effets d’un traumatisme, c’est donc une forme de sauvetage psychique. Etre un parent en difficulté revient à dire que l’on est mauvais parent …
Pour les parents, cette façon de faire est vécue de façon violente : elle déclenche une grande colère qui cache souvent un profond découragement. Nous avons à faire à des parents qui certes sont en difficultés par rapport à leur capacité d’apporter les soins dont leurs enfants ont besoin, mais ce sont aussi des personnes mal outillées, souvent fragilisées par rapport à leurs enfants et sans défense par rapport aux professionnels et au juge. Je pourrai ici vous décrire
pleins de réactions possibles de la part des parents : elles sont souvent interprétées par les professionnels comme typiques d’une attitude qui n’existe que chez de « mauvais » parents. Je constate que nous, les professionnels, sommes bien rapides pour émettre un jugement moral. Ce que j’ai pu écrire dans le passé par rapport à la pauvreté, vaut aussi pour les difficultés relationnelles : avoir des difficultés avec ses enfants n’est pas une catégorie morale. Nos formations, les nombreux congrès auxquels nous participons, la rencontre avec des enseignants compétents ne nous ont pas permis de mettre à une distance « raisonnable » cette attitude « jugeante » et « moralisatrice », le plus souvent dévalorisante et punitive. J’ai beau réfléchir, je ne trouve d’autres explications que de penser qu’elle trouve ses racines dans le catholicisme toujours présent dans nos écosystèmes de valeurs. Et pour en revenir au thème qui nous intéresse : ces parents, tout comme leurs enfants sont victimes d’un mauvais fonctionnement de la justice dans l’exécution de décisions, victimes aussi de l’aide psycho-sociale mal organisée et qui ne met pas toujours à jour ses méthodes. Le silence assourdissant des professionnels … Ce qui ne manque pas de me surprendre c’est le silence assourdissant des personnes qui comme moi travaillent dans ce domaine : c’est rare d’entendre des critiques et si elles sont exprimées c’est souvent en se gardant bien de le dire trop haut. Quel est le risque de parler haut et fort et de défendre les droits des enfants ? Ce n’est pas une action qui est dirigée contre des personnes mais elle s’engage pour une idée qui est celle de mieux protéger des enfants et de leur garantir de meilleures conditions de développement. En agissant de la sorte nous nous rapprochons aussi d’une meilleure prise en compte des valeurs éthiques qui sont la base de notre travail et doivent nous guider : l’institution et ses agents en tirent beaucoup de profits, non pas en terme de monnaies sonnantes et trébuchantes, mais d’estime et d’engagement. Le comité des droits des enfants luxembourgeois (ORK) a de façon répétitive souligné que cette pratique devrait être repensée et cela devrait nous renforcer dans nos convictions. Et puis un dernier point encore : nous qui travaillons dans le social ferions bien de nous dire que c’est un peu comme si on pratiquait un sport de combat (pour paraphraser ce que Pierre Bourdieu disait sur la sociologie). Un sport de combat pour les droits des enfants et aussi pour une meilleure qualité de travail ! Le silence tue l’engagement et fonde la complicité avec des procédures et des pratiques très douteuses.
Pour être très clair : cette intervention de la police auprès des enfants m’indigne ! Le fait que personne n’est responsable crée une tache aveugle, une sorte de trou noir comme il en existe dans la galaxie dans lequel disparaît toute remise en question et qui empêche la recherche d’autres solutions. Elle est contraire aux principes qui doivent nous guider et qui font que notre rôle à nous, les professionnels, est aussi de protéger les enfants contre des abus ou des excès institutionnels. Dans le souci du principe de précaution, il s’agit d’éviter de nuire « encore plus », en ajoutant de la maltraitance institutionnelle aux difficultés des jeunes. Les juristes doivent faire jouer le principe de proportionnalité qui fait qu’il doit y avoir une relation proportionnée entre la mesure qui est prise et les motifs qui la justifient, sans ajouter plus de contraintes que nécessaire. Alors réfléchissons d’abord et trouvons une solution pour que cela cesse dans les meilleurs délais !
Gilbert Pregno est psychologue, travaille à la Fondation Kannerschlass, il est membre de la Commission consultative des droits de l’Homme, vice-président de l’Unicef-Luxembourg (Ce texte a paru sous une forme abrégée dans le Letzeburger Land du 2.11.2013)